14 octobre 2006

Lecture : LES CENTAURES, André Lichtenberger


Parfois, les bacs des bouquinistes me laissent rêveuse. Non pas à cause du plaisir incroyable que chiner procure, ni en raison de ma passion pour les livres, mais parce qu'on y trouve des trésors oubliés.
Et ces gouffres-là me plongent dans une grande perplexité.
Il y a quelques mois, l'un des mes pourvoyeurs en documents et autres objets de découvertes livresques (;-) m'offrit un petit roman qu'il avait trouvé aux puces, dont l'auteur m'était totalement inconnu (ce qui ne signifie rien en soi je l'accorde volontiers).

Les Centaures, d'André Lichtenberger, aux éditions Les Maîtres de la Plume ("Littérature et art français, librairie Baudinière 23 rue du Caire Paris 2e) orné de 15 gravures de Lorenzi.
(Vous en voyez ici la version retapée et reliée par ma mère)

Ce roman est en fait un long poème en prose (je ne sais pas comment le définir autrement), et date de 1904 (après recherche, car mon édition n'est pas datée). L'auteur, totalement oublié aujourd'hui, a pourtant une bibliographie assez fournie, et a été académicien. Personnellement, je n'ai lu de lui que ce merveilleux texte (des mois après sa lecture, je reste bouleversée) et un autre roman, Raramémé (1921) s'adressant plus aux enfants je trouve, et dont je parlerai peut-être un autre jour.

"Les Centaures" relate les derniers jours de l'ère qui précéda la nôtre, celle des Bêtes. Un monde sauvage, au sens pur du terme, dont l'équilibre est maintenu par la vigilance du peuple des Centaures : la Loi veut qu'on ne tue point. Elle n'exclue pas que certains soient carnassiers, mais qu'ils tuent pour se nourrir... la nuance est d'importance.
Le pitch est difficile à faire.
Le roi des centaures, Klévorak, apprend que la Loi a été violée par ces nouvelles créatures, qu'il appelle les Maudits, les Hommes : ils tuent. Des voix s'élèvent qui en appellent à son arbitrage : celles des faunes (lubriques mais innocents, qui seront involontairement la cause de la guerre épouvantable qui entraînera la fin des Peuples Anciens), celle des Tritons, celles des Bêtes.

Klévorak sait que la sagesse voudrait qu'ils restent tous à l'écart de cette nouvelle espèce qui tue, dépèce, et se pare des peaux de ses victimes, car elle vient d'un autre monde, d'un autre temps.
Et puis les centaures ont bien d'autres soucis : les naissances se font rares, la population vieillit.
Tous les signes sont là qui augurent de la fin prochaine, inéxorable, du peuple roi...
Ultime signal d'alerte : Katilda, la plus belle et l'une des seules centauresses en âge de procréer, se tient à l'écart du groupe et se refuse aux mâles, défiant toutes les lois (de conservation, de la nature...). Déjà, à sa naissance, le vieux roi se doutait qu'elle portait en elle un message annonciateur de bouleversements : avait-on déjà vu un pelage et une chevelure si totalement blancs ?
Et en effet, Katilda ne se reconnaît pas dans les siens. Elle ne les comprend pas : elle les trouve sauvages, violents, "bestiaux"... Son coeur est prisonnier d'un lourd secret : alors qu'elle erre seule dans la forêt, elle tombe en arrêt devant l'une de ces créatures dont le roi se défie : un jeune homme, un chasseur. Elle est fascinée par sa beauté, et se méprend sur les raisons qui le poussent à la caresser si doucement, elle qui craint tant la brutalité des saillies de ses congénères...

Amoureuse, ensorcelée, elle n'aura de cesse de fréquenter les zones interdites, celles où les chasseurs Maudits vivent. Elle ne comprend pas que depuis qu'il a découvert son existence, l'Homme est obsédé par elle, pas sa fourrure imaculée qui ferait un trophée de choix...
La traque, atroce, commence alors... et les Peuples Anciens ne peuvent pas rivaliser avec les armes des Hommes. En effet, les Maudits chassent en civilisés, avec des outils perfectionnés... Les massacres sont presque "industriels".


Pour sauver les survivants, Klévorak décide de quitter les terres ancestrales et de traverser la mer pour se réfugier sur l'île sacrée, celle des légendes. Les Tritons assurent qu'elle existe, qu'il suffit de nager...
Mais la traversée est un désastre, beaucoup meurrent encore, d'épuisement.
Et rien ne garantit que les Maudits ne les poursuivront pas jusque-là...

Il faut se laisser porter par la langue, quasi wagnerienne, de Lichtenberger, qui ne sombre jamais dans la niaiserie. La violence et la beauté sont omniprésentes, la mélancolie, aussi. Moi qui aime tant l'Edda, rapportée par Snorri Sturluson, ce moine du 12e siècle qui a retranscrit pour nous les chants scandinaves (le crépuscule des dieux), je ne peux qu'être bouleversée par ce poème évoquant la rudesse, l'impitoyable réalité (ou réalisme ?) inhérente à l'accession au pouvoir, à la "domination" destructrice et systèmatique de l'espèce humaine. La fin du règne "animal"... et son impact sur la notion de "sacré", de "mythique", d'équilibre et d'éternité.

Comment ne pas être troublée par la fierté et la force rassurantes du roi des centaures, Klévorak :
"Une foulée en avant de son peuple s'élance Klévorak, le roi. Il porte haut sa tête illustre que les années ont blanchie sans la courber. Eparpillées au vent de sa course, les mèches abondantes de ses cheveux volent autour de son front embroussaillé. Semblable à des ailes de neige, sa grande barbe flotte des deux côtés de son cou rigide. La face aux plis creusés, aux yeux étincelants, est tannée par d'innombrables soleils. Sous le nez largement ouvert un sourire fier découvre les dents intactes. Le torse se dresse noueux et dur comme le tronc d'un chataîgnier. La peau boucanée des bras se bossèle des rondeurs formidables des muscles, et les larges mains aux doigts énormes font tournoyer un jeune frêne déraciné. Malgré l'âge, le poil brun du bas-corps demeure lustré; quatre membres aux sabots robustes enlèvent le chef d'un galop rythmé et c'est une queue toujours plus épaisse qui bat nerveusement ses flancs polis. Alternativement, son regard perçant s'égare à droite ou à gauche, ses grosses lèvres s'entr'ouvrent, et d'un sifflement amical il salue les tribus des bêtes qui vénèrent la force paisible des Centaures."
(image (c) Stéphane Humbert-Basset
http://humbas.free.fr


Ce même Klévorak qui, à la fin, conscient que son peuple est perdu et doit laisser la place aux nouveaux dominateurs, les Hommes, les Maudits qui tuent et détruisent tout, ira à la mort le front haut :
"à l'horizon quaternaire décline le disque éclatant du soleil. Qu'importent les aigres glapissements des Maudits ! qu'importent les vains sifflements de leurs flèches ! de l'effort rythmé de ses muscles Klévorak, l'ancêtre, les yeux fixes, nage vers l'occident. A celui dont il est né, le dernier des centaures rendra la vie qu'il en a reçue.
A la rencontre du vieux chef, l'astre paternel descend sur les eaux et, dans un flamboiement immense, lui tend ses bras de lumière. Tout le ciel brûle : une atmosphère de feu baigne le centaure, des voix indicibles bourdonnent à ses oreilles; des effluves divins l'enveloppent. Devant lui, à droite, à gauche, de l'horizon au zénith, tout est or, tout est pourpre, tout est lumière. L'astre emplit le ciel, emplit la mer, s'empare du vieux centaure, le recueille, le saisit, l'entraîne avec lui. Le terme du voyage est atteint. Dans l'embrasement universel; Klévorak le chef sent son âme se dissoudre. Il lève les bras avec un grand cri et s'engloutit dans le Soleil." (FIN)

Un roman bouleversant qui ne fait aucun compromis : si l'auteur use d'une langue superbe, peut-être surannée aujourd'hui (mais moi j'aime), il n'hésite pas à aller au fond de son propos : lubricité, candeur, violence, lois de la nature, humanité et inhumanité, amours et mort sont au rendez-vous.

à découvrir, absolument !

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Effectivement, comme l'a dit Claire à juste titre, c'est un très bon roman (bien qu'un peu triste) que je lis en ce moment, et j'en suis à la moitié.
La seule différence, c'est que mon exemplaire a été édité en 1921 aux éditions Ferenczi (mais le texte ne devrait pas changer).
Bref, je conseille également sa lecture à tous ceux qui peuvent le trouver.
Gilles