07 février 2008

Melville, suite...

Vraiment, quel texte : (extrait)

La Baleine blanche na-
geait devant lui, obsédante incarnation de ces puissances néfas-
tes dont certaines natures profondes se sentent dévorées jusqu’à
ce qu’elles ne leur laissent pour vivre qu’un demi-cœur et un
demi-poumon. Devant ce mal spirituel originel auquel les chré-
tiens modernes reconnaissent la possession de la moitié des
mondes et dont les anciens ophites avaient fait une idole à la-
quelle ils rendaient un culte... Achab ne s’inclinait pas comme
eux pour l’adorer mais, dans son délire, l’esprit du mal prenait
corps dans la Baleine blanche tant haïe et, infirme, il se mesu-
rait à elle. Tout ce qui incline à la folie, tout ce qui torture, tout
ce qui remue la vase, toute vérité entachée de venin, tout ce qui
fissure les nerfs et encroûte le cerveau, toute intervention dé-
moniaque subtile dans la vie et dans la pensée, tout le mal, pour
le dément Achab, c’était l’être visible de Moby Dick à qui l’on
pouvait livrer un tangible combat. Sur la bosse blanche de la
baleine, il accumulait la révolte et la haine universelles éprou-
vées par l’humanité depuis Adam et il chargeait le mortier de sa
poitrine du brûlant explosif de son cœur.

Ses trois pirogues défoncées autour de lui, les avirons et les
hommes pris dans les remous, un capitaine, arrachant à sa
proue brisée le couteau à trancher la ligne, avait bondi vers la
baleine, et dans un corps à corps digne de l’Arkansas sur son
adversaire, cherchait aveuglément à atteindre, avec une lame de
six pouces, sa vie enfouie à une toise de profondeur. Achab fut
ce capitaine. Et c’est alors que, glissant soudain sous lui la fau-
cille de sa mâchoire, Moby Dick avait moissonné la jambe
d’Achab, comme le faucheur une feuille d’herbe dans les
champs. Aucun Turc enturbanné, aucun mercenaire vénitien ou
malais, n’aurait pu le frapper avec une plus apparente malice.
On ne peut guère douter que ce fut à partir de cette rencontre,
presque fatale, qu’Achab ait nourri envers la baleine une fureur
vengeresse. Sa frénésie maladive s’accrût encore du fait qu’il
Il est peu probable que cette obsession ait brusquement
germé en lui lors de son amputation ; à ce moment-là, se jetant
sur le monstre, le couteau à la main, il avait seulement donné
libre cours à une impulsion passionnée de haine charnelle et,
lorsqu’il fut déchiré, il ne ressentit vraisemblablement que
l’agonie de cette lacération, mais rien de plus. Mais, lorsqu’il
fallut, à cause de cela, prendre la route du retour et que, pen-
dant de longs mois faits de longues semaines et de longs jours,
Achab se trouva étendu, côte à côte, avec son angoisse dans un
même hamac, lorsqu’il fallut doubler en plein hiver le cap hur-
lant et lugubre de Patagonie, ce fut alors que son corps en lam-
beaux et son âme poignardée se mirent à saigner l’un dans
l’autre et cette osmose le rendit fou. Ce fut alors seulement, lors
de ce voyage de retour, après ce combat, qu’il devint la proie de
sa monomanie, et par moments sa folie devenait furieuse. Bien que mutilé, une telle force vitale couvait dans sa poitrine égyp-
tienne qu’elle s’amplifiait de son délire et ses seconds durent le
ligoter dans son hamac. La berceuse démente des tempêtes le
balançait dans sa camisole de force.

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